Lettre ouverte à Monsieur le Premier ministre Jean Castex
Copie : Défenseure des droits, Président du CESE et Président de la CNCDH
Paris, le 19 mars 2021
Libre choix de l’instruction en famille : une liberté à préserver
Monsieur le Premier ministre,
Nous déplorons la restriction de liberté que constitue la suppression du libre choix de l’instruction en famille prévue par le gouvernement à l’article 21 du projet de loi confortant le respect des principes de la République.
Cet article prévoit de poser le principe de la scolarisation obligatoire en établissement et de ne permettre l‘instruction en famille que sur autorisation administrative. Ce passage d’un régime déclaratif à un régime d’autorisation pour l’instruction en famille signifie que c’est l’interdiction de l’instruction en famille qui s’applique par défaut.
Malgré notre demande de moratoire devant permettre une prise de décision éclairée (1), la procédure accélérée sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République a été maintenue sans en retirer l’article 21 alors qu’il est manifestement hors sujet, et que la loi pour une école de la confiance a été adoptée très récemment et n’a fait l’objet d’aucun bilan.
Le 11 février 2021, lors des débats autour de l’article 21 du projet de loi confortant le respect des principes de la République, le ministre de l’Éducation nationale a affirmé : « Le Gouvernement respecte les familles qui, jusqu’à présent, ont choisi l’instruction en famille, et il les a écoutées. »
Cependant, nous tenons à rappeler que :
- nos associations n’ont pas été consultées en amont de ce projet ;
- l’étude d' »impact » fournie aux parlementaires est particulièrement lacunaire ;
- malgré l’absence de justification rationnelle de ces mesures, il est question de restreindre drastiquement le nombre d’enfants instruits en famille, ainsi que nous l’ont confirmés le chef de cabinet du ministre de l’Éducation nationale et le vôtre dans deux récents courriers (2, 3).
Ces deux courriers nous semblent révéler une inquiétante méconnaissance des données de la science concernant l’instruction en famille. Par exemple, votre chef de cabinet écrit : « la progression de l’obscurantisme religieux est pour une grande part alimentée par le repli communautaire. À cet égard, plus de 50 000 enfants sont scolarisés à domicile […] Ce changement de paradigme est une nécessité. »
Or, aucun chiffre ne justifie l’amalgame entre instruction en famille et repli communautaire (4).
Nous nous étonnons aussi de l’usage du futur de l’indicatif quand votre chef de cabinet écrit que « l’instruction à domicile sera soumise à autorisation et ne pourra être justifiée que par un nombre limité de motifs », alors que le Sénat est en cours d’examen du texte et propose de le faire significativement évoluer. Le 16 mars, la Commission Éducation et Culture a notamment voté en faveur de la suppression de l’article 21 afin d’en rester au régime déclaratif actuel.
Par la présente, nous souhaitons vous alerter quant à l’importance de préserver la liberté d’enseignement en France – en particulier le libre choix de l’instruction en famille, et apporter les éléments rationnels indispensables à un arbitrage éclairé sur ce dossier.
1- Quel bilan de l’application de la loi pour une école de la confiance adoptée en 2019 ? L’évaluation de cette loi est indispensable avant de légiférer à nouveau
Le 11 mars 2021, lors de son audition en Commission par le Sénat, le ministre de l’Éducation nationale a avancé l’argument selon lequel il s’agirait avec l’article 21 de « remplir un vide juridique » alors qu’il a lui-même contribué à renforcer le cadre législatif en 2019.
Depuis 1998, l’encadrement de l’instruction en famille (IEF) ne cesse de se durcir sous des prétextes fallacieux : prétendue « dérive sectaire », pourtant infirmée par les enquêtes de la Miviludes (2003 – 2009) ; et désormais supposée « radicalisation islamiste », alors que dans le même temps le vade-mecum de l’Éducation nationale sur l’IEF et les recherches sociologiques récentes indiquent que « les cas de radicalisation sont exceptionnels » (5).
Le 18 juin 2020, devant le Sénat, le ministre de l’Éducation nationale déclarait d’ailleurs : « Les nouvelles modalités de contrôles s’appliquent depuis 2016 et 2019 et notamment la possibilité de contrôles inopinés […] Le vote de la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance […] a permis de renforcer le contrôle de l’instruction à domicile. En effet l’instruction à domicile a également connu une envolée dans les années 2010. Les modalités de contrôles ont été facilitées et les sanctions en cas de non-respect des obligations légales ont été facilitées. À l’heure actuelle, je pense qu’il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019. La mise en œuvre débute, nous sommes en phase ascendante… il y a donc des progrès concrets à faire […] Sur le plan des principes juridiques, nous sommes parvenus à un bon équilibre » (6).
Pourquoi un tel revirement trois mois plus tard, début octobre, avec la proposition d’interdire l’instruction en famille – à tout le moins son libre choix – alors qu’elle représente une composante de la liberté d’enseignement reconnue en France depuis 1882 ?
Devant la Commission spéciale, la défenseure des Droits a souligné l’importance d’une approche rationnelle, basée sur le bilan de l’existant : « L’étude d’impact n’apporte aucun élément clair sur le risque de prosélytisme. D’autre part la loi de 2019 sur l’école de la confiance apporte déjà des réponses, il est plus opportun de faire le bilan, à moins que ce projet soit un aveu et constat d’échec des contrôles a priori et a posteriori » (7).
La position de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme est similaire : « Le projet de loi propose de passer d’un régime déclaratif pour les parents faisant le choix de l’instruction en famille à un régime d’autorisation préalable […] Ces mesures limitent significativement la liberté d’enseignement […] La CNCDH recommande, en ce qui concerne le choix fait par les parents de l’instruction en famille, d’en rester au régime déclaratif et de mettre en œuvre les contrôles déjà prévus par la loi » (8).
2- Que fait la remise en cause de la liberté d’enseignement dans un projet de loi censé conforter le respect des principes de la République ?
Lors de son audition devant la Commission spéciale, la défenseure des Droits a rappelé : « Depuis 1882, [il y a] cohabitation des différentes modalités, il ne ressort pas d’incompatibilité de principe entre l’instruction en famille et l’École Républicaine, dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant » (7).
En plénière, confirmant sa curieuse conception de la notion de séparation des pouvoirs (9), le ministre de l’Éducation nationale a demandé aux députés de supprimer le libre choix de l’instruction en famille : « Si l’on est républicain, […] il faut voter contre ces amendements de suppression et donc pour l’article 21. »
Il s’agit d’une rupture majeure de l’équilibre voulu par Jules Ferry et réaffirmé par tous ses successeurs : en France, c’est l’instruction qui est obligatoire, pas l’école. Cette liberté est précieuse, elle permet aux parents d’avoir le choix de déléguer la responsabilité de l’instruction de leurs enfants à l’école – choix qui restera toujours majoritaire – ce qui est très différent d’y être contraint.
Ce libre choix crée les conditions de la confiance entre l’État et les citoyens et l’histoire nous a appris qu’il est indispensable afin de prévenir les dérives autoritaires (10).
Le libre choix de l’instruction en famille permet en outre aux parents de s’adapter avec flexibilité aux besoins de leurs enfants, et bénéficie aussi au système scolaire. L’instruction en famille joue un rôle de « soupape » qui est sous-estimé (11). Laissons ces deux modalités d’instruction – à l’école ou en famille – simplement continuer à coexister librement.
3- Pourquoi utiliser une rhétorique stigmatisante à l’égard de nos familles ?
Dans le débat, nous déplorons que le gouvernement instrumentalise la notion d’intérêt supérieur de l’enfant pour justifier une mesure qui en réalité porte atteinte à ses droits et à sa liberté. Cette pratique, fréquemment utilisée par les gouvernements, est dénoncée par le Commissaire aux droits de l’Homme, Monsieur Thomas Hammarberg : « Ces mesures procèdent toutes, non d’un souci véritable de l’intérêt de l’enfant, mais d’une condescendance extrême » (12). Cette condescendance est palpable quand le ministre de l’Éducation nationale qualifie les enfants n’allant pas à l’école d’« enfants sauvages » (13, 14).
Avec une rhétorique mouvante et stigmatisante depuis le 2 octobre 2020 – tout comme l’intitulé du projet de loi – le gouvernement a commencé par accuser les familles de « séparatisme islamique ». En l’absence totale de chiffres permettant de fonder cette accusation (15), un nouvel élément de langage est apparu. Nous sommes désormais accusés de « séparatisme social ».
Le chef de cabinet du ministre de l’Éducation nationale semble poser les termes de cette accusation dans son courrier de réponse du 11 février 2021 à nos associations en expliquant : « Le nombre d’enfants en IEF pour des motifs différents de ceux précités [ceux-ci correspondant aux 3 premiers motifs ouvrant éventuellement droit à dérogation à la scolarisation obligatoire tels que prévu par l’article 21, ndlr] représente 45 000 élèves. Le choix délibéré de ces familles traduit de manière croissante une volonté de se mettre en marge de la société, de ne pas ou de ne plus vouloir que leurs enfants côtoient des enfants d’autres milieux ou d’autres confessions » (2).
Avec ces « 45 000 élèves », il est fait référence à nos enfants. Contrairement au procès d’intention fait à nos familles, nous ne faisons pas le choix de l’instruction en famille pour nous « mettre en marge de la société », mais bien pour permettre l’épanouissement de nos enfants – lire les témoignages de notre dossier documentaire (16).
Les données de la science révèlent que les motivations des familles sont très diverses et que les enfants sont socialisés (par exemple, 94 % des enfants pratiquent des activités avec des enfants scolarisés de leur âge). La grande majorité des familles et des enfants sont parfaitement intégrés à la société. Les familles sont non seulement de milieux et confessions différents, mais les nombreux enfants handicapés ou avec des particularités (haut potentiel, autisme, dys) trouvent aussi davantage leur place au sein d’un groupe d’enfants d’âges mélangés et en l’absence de climat de compétition lié aux performances scolaires (17, 18).
Ces « 45 000 élèves » sont les enfants pour lesquels les familles seraient censées demander une autorisation en vertu du 4e motif listé par l’article 21.
En plénière, le ministre de l’Éducation a assuré aux députés inquiets pour ces enfants que les familles n’auraient aucun mal à obtenir une telle autorisation et à continuer à instruire leurs enfants dans le respect des principes de la République. Rien n’est moins sûr.
À lire la lettre du chef de cabinet de Monsieur Blanquer ou les déclarations au journal Le Monde de la rapporteure (19), nous mesurons la défiance du gouvernement vis-à-vis de nos familles, considérées comme « séparatistes » en dépit de toute rationalité. Rappelons que l’étude d’impact du gouvernement prévoit la scolarisation de 29 000 de nos enfants.
En conclusion
Censé conforter les principes de la République, l’article 21 du projet de loi :
- dévoie la notion de « séparatisme social » – théorisée pour dénoncer les inégalités et la ghettoïsation des populations précaires dans les villes, non pour stigmatiser des minorités – atteinte au principe de fraternité ;
- supprime une liberté fondamentale – atteinte au principe de liberté ;
- et prive les enfants et familles du libre choix de la seule alternative non marchande à l’école publique gratuite – atteinte au principe d’égalité.
L’article 21 n’a pas sa place dans un projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République.
Le cadre législatif et réglementaire existant est suffisant pour encadrer l’instruction en famille. Face aux incohérences du ministre de l’Éducation dans ce dossier, nous en appelons à votre approche rationnelle en tant que Premier ministre pour mettre fin aux inquiétudes des familles que nous représentons. La suppression de l’article 21 et le maintien du régime déclaratif actuel s’imposent afin de restaurer la sérénité dans nos foyers.
Monsieur le Premier ministre, nous vous prions de recevoir l’expression de nos salutations respectueuses,
LED’A, LAIA, UNIE, FELICIA, EELM, CISE, Liberté Éducation, Enfance libre
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Notes et références :
1- Lettre inter-asso IEF « Demande de moratoire sur l’article 21 » https://droit-instruction.org/demande-de-moratoire/
2- Lettre aux associations du chef de cabinet de JM Blanquer du 11 février 2021. https://droit-instruction.org/wp-content/uploads/2021/02/courrierMEN-1.pdf
3- Lettre aux associations du chef de cabinet de Jean Castex du 15 mars 2021. https://droit-instruction.org/wp-content/uploads/2021/03/Courrier-Castex-mars-21.pdf
4- Vidéo inter-asso IEF « L’article 21 est inutile » https://www.youtube.com/watch?v=aEQzGOwG1sc
5- https://eduscol.education.fr/2212/l-instruction-dans-la-famille
6- Pour mémoire, le 14 février 2019, lors des débats de l’Assemblée Nationale sur le projet de loi pour une école de la confiance, à la question « [l’instruction en famille] doit-elle se faire avec une autorisation ? », le ministre de l’Éducation nationale répondait par un avis défavorable. La rapporteure du projet de loi, Madame Lang, expliquait : « La liberté de l’enseignement est un principe à valeur constitutionnelle. Instaurer une autorisation préalable irait à l’encontre du principe du choix de l’instruction. » Le ministre Blanquer précisait : « nous avons déjà eu un débat semblable au moment de l’examen de la loi dite Gatel. Les arguments qui appuient nos propositions sont donc connus. »
Le 18 juin 2020, en tant que professeur agrégé de droit public, docteur en droit constitutionnel, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, et ministre de l’Éducation nationale, aux sénateurs qui l’interrogeaient sur la radicalisation et l’instruction en famille, le ministre confirmait : « L’instruction en famille repose sur un fondement constitutionnel puissant qu’on ne peut que reconnaître et qui est, je pense, positif. »
Les parents qui ne délèguent pas l’instruction de leur enfant à un établissement scolaire doivent le déclarer à chaque rentrée scolaire ou sous 8 jours en cas de changement en cours d’année. Un double contrôle a lieu :
- Une enquête de la mairie la première année puis tous les 2 ans. Elle porte notamment sur les raisons du choix de l’IEF par les parents.
- Un contrôle pédagogique tous les ans (93 % des contrôles sont jugés satisfaisants selon les chiffres de l’Éducation nationale dès le premier contrôle et seulement un tiers des seconds contrôles ont comme conséquence une injonction de scolarisation – soit plus de 98 % des cas pour lesquels le droit à l’instruction de l’enfant est respecté).
7- Vidéo de la défenseure des droits devant la Commission spéciale « Plusieurs réserves sur l’article 21 » https://www.youtube.com/watch?v=7v8fyo5eHe4&feature=emb_logo
8- Avis CNCDH du 4 février 2021. https://www.cncdh.fr/fr/publications/le-respect-des-libertes-fondamentales-doit-etre-au-coeur-du-respect-des-principes-de-la
9- Pour mémoire, au mépris de la séparation des pouvoirs, le vade-mecum de l’Éducation nationale, publié en octobre 2020, précisait initialement (il a été mis à jour en novembre) : « À la suite des annonces du Président de la République du 2 octobre 2020, l’instruction à l’école sera rendue obligatoire pour tous dès 3 ans à compter de la rentrée scolaire 2021. Cela aura pour conséquence de strictement limiter l’instruction à domicile, notamment aux impératifs de santé. » https://droit-instruction.org/wp-content/uploads/2021/03/VDM_IEF_1338306.pdf
10- European Centre for Law and Justice, rapport « Liberté éducative et droits de l’homme », décembre 2020. https://eclj.org/family/french-institutions/rapport–liberte-educative-et-droits-de-lhomme?lng=fr
11- En réalité, l’école n’est malheureusement pas toujours « bonne pour les enfants ». L’affirmation contraire revient à nier la réalité vécue par les milliers d’élèves en souffrance dans le système scolaire selon les chiffres de l’Éducation nationale (harcèlement, phobie scolaire, échec scolaire) dont certains sont alors instruits en famille le temps de se reconstruire.
13- Vidéo inter-asso IEF « Parce que non, l’école n’arrive pas toujours à être « bonne pour tous les enfants » » https://www.youtube.com/watch?v=rPjOMG3EpwM
14- Tribune « Monsieur Blanquer, laissez-nous vous présenter nos deux petits sauvages », janvier 2021. https://www.bastamag.net/Instruction-en-famille-Monsieur-Blanquer-laissez-nous-vous-presenter-nos-deux-petits-sauvages-tribunes
15- Le Conseil d’État a aussi rappelé dans son avis de décembre 2020 : « Cette suppression [du libre choix de l’instruction en famille] n’est pas appuyée par des éléments fiables et documentés sur les raisons, les conditions et les résultats de la pratique de l’enseignement au sein de la famille », les « éléments dont on dispose permettent surtout de savoir que cette réalité (des familles) est très diverse » et « [les] carences et dérives mentionnées ci-dessus, si elles sont avérées, ne concernent, selon les indications mêmes données par le Gouvernement, qu’une très faible proportion de situations… »
16- https://droit-instruction.org/wp-content/uploads/2021/01/Dossier-IEF-temoignages-familles.pdf
17- « Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent », Revue française de pédagogie 2018/4 (n° 205).
18- Résultats du sondage national Felicia (novembre 2020) : https://instructionenfamille.org/wp-content/uploads/2020/12/Communique_de_presse_-_Sondage_2020_instruction_en_famille_-_Felicia.pdf
19- Entretien avec Anne Brugnera, rapporteure sur le chapitre Éducation du projet de loi « Retirer son enfant de l’école et de la société est une forme de séparatisme » https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/02/12/retirer-son-enfant-de-l-ecole-et-de-la-societe-est-une-forme-de-separatisme_6069710_823448.html