IEF – au pied du mur

 

thumbnail of Courrier_députés_19.10.23

Madame la députée, Monsieur le député,
 
En cette 2nde rentrée sous le nouveau régime d’autorisation pour l’instruction en famille (IEF), malgré les très nombreuses questions qu’un grand nombre d’entre vous ont bien voulu adresser au Gouvernement, la situation ne s’arrange pas.
 
 

Des refus sans lien avec les objectifs de la loi

 
Comme l’année dernière, l‘importance du nombre de refus est sans commune mesure avec les situations très exceptionnelles initialement visées par la loi, et en contradiction totale avec les engagements pris par les défenseurs du projet de loi devant la représentation nationale, qui garantissaient qu’une liberté de choix serait laissée aux parents, et que seules les familles opposées à la République étaient visées (1).
 

En effet, bien loin de ce qui avait été annoncé, les dossiers refusés ne portent pas sur un quelconque séparatisme, une atteinte aux valeurs de la République, ou au droit à l’instruction : même des professeurs des écoles ou des gendarmes se voient opposer des refus pour leurs enfants.

Madame Backès a confirmé le 5 avril 2023, dans le cadre du bilan de la loi CRPR, (2) que le nombre de familles posant problème était extrêmement faible : 

    « […] avec ce texte, il s’agissait d’identifier les élèves instruits en famille qui étaient entièrement sortis du système républicain. Je l’ai dit à plusieurs reprises, s’ils ne représentaient que quelques dixièmes de pour cent des élèves bénéficiant de l’IEF, c’est-à-dire quelques dizaines ou centaines de personnes, ils existaient. »

    Or, si la proportion actuelle de refus se confirme l’an prochain, on peut s’attendre à des refus pour au moins 16 000 familles, ce qui est donc totalement disproportionné.

Madame Backès a également affirmé lors de ce bilan que l’IEF reste possible « pour ceux qui ont un projet particulier et peuvent le justifier lors des contrôles. »

Ceci est faux pour un très grand nombre de familles : la majorité des refus porte sur l’appréciation arbitraire de l’absence de situation propre motivant le projet éducatif, malgré un projet construit et spécifique : l’année dernière cela représentait 54% des refus (3), auxquels on peut ajouter 14% de refus pour lesquels l’administration reconnaît une situation propre, mais considère que l’enfant peut fréquenter un établissement scolaire : « l’école saura s’adapter », même lorsque les précédentes tentatives de la famille ont été infructueuses… 

Les associations n’ont relevé aucun refus motivé par des questions de séparatisme, et le gouvernement fait seulement mention de 47 demandes refusées en raison de l’ inscription d’un parent au FIJAIS/FIJAIT, soit 0,08% des demandes, dont l’identification ne nécessitait pas la mise en place d’un tel dispositif.

Le grand écart entre, d’une part, le chiffrage du phénomène « séparatiste » estimé par le ministère et, d’autre part, le nombre de refus prononcés; ainsi que l’incapacité du Gouvernement à justifier ses refus par des motifs liés aux objectifs de la loi, illustrent à la fois les dommages de cette loi sur la liberté d’instruction, et son inefficacité par rapport à sa cible, qui ne peut pas être identifiée sur simple dossier.

La presse s’est fait l’échos de ces refus importants (4), et de nombreux collectifs de défense ont été créés.

Disparités territoriales, omerta sur les consignes et chiffres très partiels

Comme l’année dernière, de grandes disparités sont constatées entre académies, ainsi qu’entre départements au sein d’une académie, et ce malgré les engagements pris par Monsieur N’Diaye au printemps dernier concernant une harmonisation des consignes (5).

Les quelques données accessibles via les plates-formes en ligne mises en place par certains rectorats permettent d’entrevoir les inégalités de traitement et l’importance des refus sur certains territoires : de 0 à 50% de refus, tous motifs confondus, dans les quelques départements qui ont communiqué.

Ce document dresse un bilan chiffré complet de ces 2 années, et présente les chiffres disponibles sur ces plateformes (tableau 3 p.10)

https://nuage.lesenfantsdabord.org/s/QFqJtXPe2NKS7FQ

Cependant, les chiffres nationaux de la répartition territoriale des refus ne sont toujours pas délivrés, malgré des demandes répétées depuis presque un an (6) et plusieurs dizaines de questions au Gouvernement sur le sujet.

Et à ce jour, aucun rectorat n’a encore accepté de communiquer la répartition pour chaque motif des octrois et refus d’autorisation pour 2022/23. Pour l’an dernier, en moyenne nationale, les refus ont représenté : 16% des demandes pour le motif 1 – handicap santé, 18% pour les motif 2 – sport ou art intensif, 32% pour le motif 3 – itinérance ou éloignement géographique, 38% pour le motif 4 situation propre à l’enfant (7).

L’opacité au sujet des consignes données aux rectorats pour l’appréciation des situations donnant lieu à une autorisation ou un refus reste totale tant la communication avec eux est compliquée, pour ne pas dire absente https://youtu.be/Zq_FCujMukc . Ceci n’est pas digne d’une démocratie.

Par ailleurs, les chiffres nationaux communiqués pour l’an dernier sur les voies de recours montrent que celles-ci sont difficilement accessibles pour une grande partie des familles, confirmant la mise en garde du syndicat des inspecteurs d’académie (SIA) quant à un risque de dérive vers un droit censitaire (8)(seulement 2775 RAPO déposés sur les 6144 refus) (9). 

Une interprétation restrictive qui fait du motif 4 une mascarade

Alors que ce motif avait été exigé à l’origine par le Conseil d’Etat lui-même, soucieux d’offrir « des garanties aux familles qui entendent mettre en œuvre un projet éducatif de qualité »

(10), et que la formulation « situation propre à l’enfant », introduite par amendement, avait pour objectif initial d’« insister encore sur la liberté d’enseignement reconnue par la Constitution et la possibilité de ce choix » (11),

nous constatons que la pratique administrative, avec l’assentiment des tribunaux, tend au contraire à en restreindre le champ, en ne retenant que des situations (très) « particulières », voire pour certaines académies une impossibilité de scolarisation (12).

De fait, les motifs 4 autorisés par les juges concernent des enfants présentant des particularités médicales rendant leur scolarisation difficile.

L’application de ce motif faite lors de ces 2 sessions montre bien que cette loi n’offre aucune garantie juridique aux familles et que le motif 4 est devenu une coquille vide. 

L’intérêt supérieur… d’une culture administrative

Comme l’année dernière, les familles invoquant leur droit à instruire leurs enfants subissent la volonté toute puissante et arbitraire des académies, et se confrontent à une culture administrative les plaçant « comme des subordonnés » (13), voire comme une menace potentielle contre l’ordre républicain : courriers types, refus non justifiés, ou hors cadre réglementaire, obstacles procéduraux, enquêtes sociales sans fondement, courriers d’intimidation… et plus récemment, pour les familles en désobéissance civile : suppression des aides sociales type RSA, APL et, encore plus incompréhensible, des allocations enfant handicapé (14). Dans l’intérêt des enfants?

Alors que le récent scandale aux fins tragiques survenu dans l’académie de Versailles interroge sérieusement quant à la capacité d’empathie, d’écoute et de considération pour l’intérêt supérieur de l’enfant dont saurait faire preuve l’administration (15), c’est bien entre les mains de celle-ci qu’est remise l’appréciation de cet intérêt, sans considération pour l’appréciation qu’en ont les parents, sans connaître les enfants en question, ni tenir compte de leur droit à être entendus : alors que les textes leur en laissent la possibilité, aucune académie n’a souhaité rencontrer ni entendre un enfant pour apprécier sa situation, ceci au mépris de la CIDE et des recommandations de l’ONU : 

« L’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant doit faire une place au respect du droit de l’enfant d’exprimer librement son opinion et du droit à ce que cette opinion soit dûment prise en considération dans toutes les affaires concernant l’enfant. »

(Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (16))

Dans le cas du jeune Nicolas, au vu du ton de la réponse du rectorat, une autorisation d’instruire en famille aurait-elle été délivrée en urgence si elle avait été demandée?

Faudra-t-il un drame pour que les parents retrouvent la capacité légale de prendre des mesures de sauvegarde pour l’intégrité de leur enfant?

Et faut-il attendre qu’un enfant devienne victime pour lui octroyer le droit d’être épanoui dans ses apprentissages ?

Des familles acculées 

En tant qu’association nous tirons la sonnette d’alarme. Comme vous, au sein de vos permanences, nous avons été saisis par des familles au bord du désespoir, contraintes de faire un choix entre une scolarisation subie/non choisie (contraire à la nécessité de replacer la parole de l’enfant au cœur des préoccupations), de s’expatrier (et de prendre le risque de subir une enquête sociale à leur retour sur le territoire pour des vacances) ou encore de se déclarer en désobéissance civile

Est-il juste qu’en France – Pays des droits de l’Homme et signataire de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant – des familles non défaillantes et soucieuses uniquement du bien être et du bon développement de leurs enfants, se voient traitées comme des criminelles, jugées au pénal? Ce lundi 16 octobre, au tribunal d’Albi, une famille entrée en désobéissance civile contre cette loi injuste sera traduite en justice pour le seul crime d’avoir refusé de scolariser de force sa petite fille de 3 ans qui a eu un refus alors que son ainée avait eu une autorisation car contrôlée favorablement l’année précédente (17).

Elle risque 6 mois de prison et 7 500 € d’amende.

16 autres familles subissent également une procédure pénale pour les mêmes raisons, et de nombreuses familles, dont les procédures de recours administratif sont en cours, font face à des courriers de la part de leur rectorat les menaçant de saisir le procureur pour manquement à l’obligation d’instruction (6 mois d’emprisonnement, 7500 euros d’amende), voire pour certaines pour soustraction « sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur » (deux ans d’emprisonnement, 30 000 euros d’amende). 

Le pire est à venir…

Ces 2 dernières années, la demande d’autorisation ne concernait qu’une minorité de familles, mais l’année scolaire en cours est la dernière avant la fin des dérogations de plein droit pour les familles qui pratiquaient déjà l’IEF avant l’entrée en vigueur de la loi. Le printemps prochain verra donc la première application de la loi à l’ensemble des familles concernées, familles en IEF depuis de longues années, régulièrement contrôlées avec succès, et particulièrement attachées à cette modalité d’instruction.

Nous anticipons donc pour cette période une augmentation sans précédent des tensions et des conflits avec l’administration.

En conséquence, nous demandons : 

 

    • Que le ministre de l’Education nationale soit interrogé sur l’adéquation du nombre de refus au regard des objectifs de la loi et sur la façon dont il justifie un nombre de refus aussi important;

 

    • Qu’il donne – enfin – les chiffres de la répartition des refus par département et par académie, et par motif au sein de chaque département, que nous attendons depuis des mois, pour les 2 exercices, en distinguant les demandes de plein droit des premières demandes (son prédécesseur avait amalgamé ces 2 notions afin de présenter des chiffres montrant de manière trompeuse un haut niveau d’autorisation) et en intégrant les demandes commencées et non clôturées;

 

    • Qu’il rende transparentes les consignes données à l’administration concernant le traitement des demandes d’autorisation.

 

    • La réalisation d’une mission flash sur ces questions, sur le bilan humain supporté par les familles, et sur les gains réels pour la société en matière de lutte contre le séparatisme, et de droits des enfants, notamment sur la façon dont le régime d’autorisation, sur simple lecture d’un dossier, permettrait de détecter les éventuels cas problématiques sur ces sujets.

 

    • La réalisation d’un bilan financier de ces nouvelles mesures : coût du traitement des demandes d’autorisation et des recours par les DASEN et les rectorats. Coût des procédures devant les tribunaux, coût du traitement des mises en demeure et des poursuites contre les familles, coût des scolarisations forcées par rapport au coût représenté par un élève instruit en famille.

Dans ce contexte obscur, la seule issue est le retour au régime déclaratif. L’effectivité des contrôles préexistants est une mesure bien plus efficace et moins liberticide pour lutter contre les problématiques invoquées, problématiques, au demeurant plus que marginales : les faits de radicalisation restent, comme cela a toujours été le cas, qualifiés d’exceptionnels par le ministère, et les contrôles pédagogiques de l’instruction donnée, dont le taux de réalisation a été l’objet d’un effort des services ces 2 dernières années, sont toujours favorables à plus de 98% (18).

L’abrogation de cette loi devient plus urgente que jamais étant donné l’entame de la dernière année de dérogation pour les familles bénéficiant d’une autorisation suite à un contrôle favorable en 2021/22, et ce d’autant que le contexte de l’école n’est pas de nature à rassurer les familles : situations de harcèlement qui se multiplient, inclusion bien souvent illusoire au regard du manque d’AESH, manque d’enseignants…

Une proposition de loi en ce sens pourrait vous être bientôt soumise. Nous espérons que l’intérêt des enfants, et la préservation d’une diversité éducative accessible au plus grand nombre (19), qui est un devoir de l’Etat, sauront fédérer au-delà des divergences politiques. L’instruction en famille demeure la seule alternative gratuite et laïque. 

Nous vous remercions de votre engagement pour ce sujet qui concerne l’ensemble des jeunes instruits en France, et vous prions d’agréer, Madame la députée, Monsieur le député, l’expression de nos salutations respectueuses,

Association LED’A

 

Retrouvez nos courriers ici : https://blog.lesenfantsdabord.org/category/actions/

(1) https://nonscollectif.org/belles-paroles/  

(2) https://www.vie-publique.fr/discours/289009-sonia-backes-05042023-loi-separatisme

(3) enquête Coopli p. 22 https://blog.lesenfantsdabord.org/analyse-denquete-sur-le-controle-pedagogique-2021-2022-et-les-demandes-dautorisation-pour-linstruction-en-famille-ief-pour-2022-2023/ 

(4) Quelques articles de presse récents : 

https://www.radioscoop.com/infos/instruction-en-famille-des-parents-mobilises-face-a-une-vague-de-refus_283636#:~:text=Depuis%20l’adoption%20de%20la,un%20refus%2C%20soit%20une%20autorisation.

https://saint-brieuc.maville.com/actu/actudet_-ce-couple-breton-ne-justifie-pas-assez-l-etat-de-sante-de-ses-jumeaux-l-ecole-a-la-maison-refusee-_dep-5946606_actu.Htm

https://www.ladepeche.fr/2023/09/18/cest-notre-autorite-parentale-qui-est-attaquee-une-vingtaine-de-parents-reunis-en-ariege-pour-denoncer-la-nouvelle-loi-sur-linstruction-en-famille-11456432.php

https://dis-leur.fr/enseignement-manif-a-toulouse-pour-defendre-lecole-a-la-maison/

https://www.ladepeche.fr/2023/09/15/toulouse-une-cinquantaine-de-manifestants-devant-le-rectorat-pour-obtenir-des-autorisations-pour-linstruction-en-famille-11456284.php

https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/nord-0/ils-se-battent-pour-faire-l-ecole-a-la-maison-2838389.html

https://www.rcf.fr/articles/actualite/loi-separatisme-un-durcissement-des-regles-pour-linstruction-en-famille

https://actu.fr/societe/manche-ecole-a-la-maison-des-refus-inacceptables-selon-un-collectif_60036581.html

(5) https://www.nosdeputes.fr/16/intervention/240287

(6) https://blog.lesenfantsdabord.org/les-rapports-de-la-dgesco-des-annees-2019-20-et-2021-22-communiques/ et voir notre courrier à la DGESCO en pièce jointe

(7) https://www.nosdeputes.fr/16/question/QE/962

(8) « On voit bien, lorsqu’on mesure la complexité formelle de la démarche attendue, qu’un droit qui était auparavant donné, sans distinction, à l’ensemble des parents, en vertu de la faculté qui leur était reconnue, en tant que tels, de choisir les modalités d’instruction de leurs enfants devient une sorte de « droit censitaire » (le cens en question n’étant pas, ici, uniquement financier mais aussi culturel). Dans le numéro 37 de la revue du SIA nous revenions sur le discours prononcé par le Président de la République, aux Mureaux, le 2 octobre 2020, « sur le thème de la lutte contre les séparatismes »

(9) https://questions.assemblee-nationale.fr/q16/16-3531QE.htm

et https://www.nosdeputes.fr/16/question/QE/962 )

(10)Avis du Conseil d’Etat, p. 28 :  https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/Files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/avis-du-ce/2020/avis_ce_intx2030083l_cm_9.12.2020.pdf

(11) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/amendements/3649/CSPRINCREP/454

(12) https://lanorville-avocats.com/2023/08/25/rouen-morne-plaine-dune-situation-propre/

(13) pour reprendre les propos d’Arnaud Benedetti – rédacteur en chef de la revue Politique et Parlementaire, sur BFM TV, au sujet de l’attitude des rectorats face au harcèlement.

(14) https://www.enfance-libre.fr/le-scandale-des-allocations-caf

(15) https://www.francetvinfo.fr/societe/education/harcelement-a-l-ecole/harcelement-scolaire-l-association-la-voix-de-l-enfant-assure-avoir-recu-le-meme-type-de-courrier-que-celui-envoye-par-le-rectorat-de-versailles-a-des-parents_6067116.html

(16) Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/TreatyBodyExternal/TBSearch.aspx?Lang=fr&TreatyID=5&DocTypeID=11

(17) https://x.com/enfance_libre/status/1711295011248046424?s=20  

(18) https://blog.lesenfantsdabord.org/les-rapports-de-la-dgesco-des-annees-2019-20-et-2021-22-communiques/ 

(19)  L’IEF est la seule alternative pour les petits budgets : Twitt de ca-simir


46% des familles en IEF ont un quotient familial inférieur à 1000 Rapport « Profil des familles » de FELICIA
 p.11

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