Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur,
Dans le cadre de la proposition de loi pour une école de la liberté, de l’égalité des chances et de la laïcité, présentée par M. BRISSON et plusieurs de ses collègues, qui va être débattue ce mardi au Sénat, nous souhaitions porter à votre connaissance les conséquences sur l’instruction en famille de l’application de l’article 49 de la loi confortant le respect des principes de la République :
- Des refus d’autorisation en masse, arbitraires, et sans lien avec les valeurs de la République,
- Un accès de plus en plus restrictif,
- Des rapports sur l’IEF toujours très positifs sur l’instruction, et sans mention de difficultés particulières,
- Une communication trompeuse et insultante de la part du Gouvernement,
- Une interdiction qui se profile, au mépris des promesses faites aux parlementaires.
1) Des refus d'autorisation en masse, arbitraires, et sans lien avec les valeurs de la République
Les refus d’autorisation sont prononcés en masse, et de manière très inégalitaire sur le territoire. Certaines académies refusent quasiment 100% des demandes qui ne sont pas de plein droit. Sur ce point, malgré de nombreuses questions écrites, et orales, le ministère n’a toujours pas donné les chiffres des refus par département/académie/ premières demandes/ plein droit, pourtant promis, et attendus depuis l’été dernier. Lors de son audition en commission début août, il n’a donné qu’un
chiffre global de 53% d’autorisation tous motifs, pour tout le territoire. Depuis, les seuls chiffres obtenus avancent un taux de 61,3% d’autorisations pour le motif 4, soit 2015 familles refusées, et 50,7% d’autorisation suite au recours administratif.
https://questions.assemblee-nationale.fr/q16/16-4414QE.htm
Pourtant, Madame Backès a à nouveau reconnu la semaine dernière, dans le cadre du débat à l’Assemblée nationale sur le « bilan relatif à la loi confortant le respect des principes de la République » que les cas d’élèves sortis du système républicain représentaient « sans doute quelques dixièmes de pourcent« .
Dès lors sur quoi reposent les 39% de refus pour le motif 4 ? (61,3% d’autorisations)
Ces chiffres ne permettent pas non plus de rendre compte des disparités territoriales. Disparités qui existent également dans les différents départements d’une même académie.
Notre communiqué sur la question des refus et des disparités :
2) Un accès de plus en plus restrictif
Le Conseil d’Etat a rendu, le 13 décembre 2022, une décision extrêmement restrictive pour l’accès à l’IEF, mettant à la charge des familles l’étayage de la situation propre de l’enfant, ainsi que la démonstration que l’instruction en famille répond mieux que l’école à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Preuves que nous anticipons d’ores et déjà comme matériellement bien difficiles à rapporter, les considérations motivant le choix du mode d’instruction reposant bien souvent sur la perception de la part des parents des caractéristiques et des besoins de leur enfant d’après l’expérience qu’ils ont de leur quotidien en sa compagnie. Ces perceptions constituent une preuve très difficilement objectivable juridiquement.
Pourtant, comme le rapporteur devant le Conseil d’Etat à l’origine de ces restrictions, Monsieur de Montgolfier, l’a d’ailleurs lui-même concédé, les parents devraient être considérés, au moins a priori, comme les personnes connaissant le mieux leur enfant. Ceci d’autant plus que l’administration n’est pas forcément neutre idéologiquement sur la question de l’instruction en famille, et se prononce sans connaître, et même sans voir l’enfant, sur la base d’un simple dossier.
Nous considérons que dans un État de droit, les choses devraient être inversées, et la charge de la preuve d’une quelconque atteinte, revenir à l’administration.
Cette décision du Conseil d’État a créé de toutes pièces des restrictions supplémentaires, non prévues par la loi, et cette position est en totale contradiction avec ce qu’il avait soutenu lors de son rejet du projet de loi en décembre 2020 : en s’appuyant sur l’étude d’impact, il avait relevé que le projet prévoyait que 75% des jeunes ne pourraient plus bénéficier de l’IEF ; il avait alors écarté la formulation initiale, et avait demandé au gouvernement de proposer une solution moins drastique. Le motif 4 « la situation propre de l’enfant » avait alors été introduit. Mais par
cette dernière décision, il rend désormais l’accès à ce motif quasi impossible.
Voir notre communiqué sur la décision du Conseil d’Etat :
3) Des rapport sur l'IEF toujours très positifs sur l'instruction, et sans mention de difficultés particulières
Les derniers rapports du ministère de l’Éducation nationale sur l’IEF invalident, comme les précédents (dont l’accès a été refusé par le ministère à la représentation nationale), et comme tous les observateurs (1), les justifications du gouvernement quant à la mise en place du régime d’autorisation.
Ils n’indiquent toujours aucun risque séparatiste, et les rapports pédagogiques des inspecteurs d’académie sont toujours positifs à plus de 98%. Ils invalident également à nouveau les assertions du ministre de l’intérieur concernant une surreprésentation des petites filles en IEF : c’est précisément l’inverse.
On note cependant que ces rapports sont réduits à peau de chagrin par rapport aux années antérieures. Dans un contexte où le gouvernement prétend que l’IEF représente une menace pour l’intégrité de la République, la logique aurait voulu au contraire qu’il se donne les moyens d’une enquête approfondie. Nous dénonçons son hypocrisie sur ce sujet. Si l’augmentation du nombre d’enfants en IEF dans les dernières années est indéniable, ne serait-elle pas à mettre en lien avec la dégradation du système scolaire, plutôt qu’avec des phénomènes de séparatisme ?
Voir notre analyse détaillée des rapports ici :
4) Une communication trompeuse et insultante de la part du Gouvernement
Le ministère de l’intérieur se félicite, dans son bilan de la loi séparatisme, d’une baisse de 29% des effectifs d’enfants en IEF pour cette rentrée scolaire :
https://twitter.com/SoniaBackes/status/1641164718890008581?s=20
D’autre part, il assume désormais publiquement vouloir en finir avec l’IEF choisie, en prétendant à nouveau qu’il y a 30 000 familles opposées aux valeurs de la République en IEF :
(Propos qui viennent en contradiction avec les chiffres donnés par Madame Backès devant l’Assemblée.)
Cette communication est insultante pour les familles en IEF, assimilées une fois de plus à de dangereux « séparatistes », et dont l’éradication est présentée comme souhaitable.
De fait, ce bilan n’est absolument pas à mettre au bénéfice de la lutte contre le séparatisme, loin s’en faut, mais plutôt de l’atteinte aux libertés et à l’intérêt supérieur de l’enfant. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir.
Aucun refus d’autorisation relevé cette année par les associations n’a mis en évidence de cas problématique à ce niveau, les nombreux refus portant plutôt sur la négation de toute possibilité de choix, même pédagogique, de la part des famille.
L’administration semble ignorer que la majorité des parents ayant recours à l’IEF « ne l’avaient pas anticipé et ne le souhaitaient pas, (ils) se décident, voire se résignent en cours d’année à retirer
leur enfant écolier ou collégien parce qu’il se trouve confronté à un problème pour lequel ni eux ni l’institution scolaire ne parviennent à trouver de solution : apprentissage impossible, relation dégradée avec un enseignant ou avec des camarades, phobie scolaire, panique au moment de partir à l’école, dégradation catastrophique des résultats ou de l’engagement au travail, harcèlement, etc. » (Glasman, 2022, note conseil scientifique FCPE).
Cette loi et ses décrets d’application rendent l’autorisation arbitraire. Lorsqu’elle est refusée, ces parents n’ont plus d’autre solution que de maintenir leurs enfants dans une situation insoutenable.
Le refus d’autorisation s’accompagne dans ces cas-là d’une proposition de mise en place d’un PAI, même lorsque celui-ci s’était déjà soldé par un échec. L’administration semble également ignorer la diversité des raisons de l’instruction en famille. Selon l’enquête de la Coordination pour la Liberté d’Instruction, 83,8% des familles avancent le respect du rythme de l’enfant et 71,8% des raisons pédagogiques. Les troubles d’apprentissages, l’autisme, la douance, le harcèlement et la phobie scolaire représentent 2/3 des raisons de l’IEF ( https://blog.lesenfantsdabord.org/linstruction-en-famille-au-prisme-de-lenquete-leda-coopli-2022 ), seuls 2,6% portent sur des choix religieux.
Ainsi, il est pathétique de voir qu’un gouvernement peut se réjouir, au nom de l’intérêt de l’enfant, de réduire l’accès à l’IEF quand on connaît la réalité du terrain. De plus, le ministère se targue d’avoir réduit de 29% les effectifs sans en analyser les raisons, comme les refus massifs des demandes
d’autorisation dans certaines académies, ou encore la place de l’éloignement de la pandémie et des contraintes sanitaires ; l’expatriation d’un certain nombre de familles ou leur entrée en désobéissance civile ; ni les conséquences, comme l’augmentation des tentatives de suicide, des crises d’angoisses, chez des enfants harcelés ou phobiques à qui on a refusé l’IEF (car ils doivent bien se confronter… Quid du consentement ?), les difficultés pour les professeurs à gérer leur classe avec des enfants en difficultés d’apprentissage, etc.
En somme, le ministère de l’intérieur est axé sur sa communication, et totalement déconnecté de la réalité de terrain. De plus, son utilisation outrancière du concept de séparatisme a de quoi inquiéter.
Nous attirons également votre attention sur le fait que cette baisse de 29% est le bilan dressé cette année, alors même que 80% des familles bénéficiaient encore de l’autorisation dite de « plein droit », selon le régime dérogatoire accordé pour 2 ans pour les familles anciennement en IEF ; le pire est donc à venir. Nous anticipons pour cette année des refus encore plus nombreux, et redoutons pour l’année 2024, année de la fin du régime dérogatoire, une situation extrêmement tendue entre les dizaines de milliers familles qui recevront des refus, et l’administration.
Dans ce contexte, rappelons que pour la chercheuse en sciences de l’éducation Rebecca English (English, 2021) :
5) Une interdiction qui se profile, au mépris des promesses faites aux parlementaires
Au-delà de nos questionnements relatifs aux chiffres des refus et à la transparence des critères d’harmonisation, nous souhaitons également la prise de conscience par nos représentants que le piège de l’interdiction est en train de se refermer sur les familles, de manière insidieuse, extrêmement injuste, et totalement contraire à la volonté qui avait été exprimée aux parlementaires par le Gouvernement lors de l’adoption de cette loi : voir la comparaison entre les différentes déclarations, et les jugements rendus ci-dessous (2).
Extraits :
« Tout enfant est particulier. » (Mme Brugnera, rapporteure de la loi) vs : une enfant avec une attestation de son enseignante indiquant que l’IEF est préférable n’est pas une situation particulière.
« Est également prévu le cas des enfants pour qui le diagnostic n’est pas encore complètement établi mais dont certaines difficultés ont déjà été repérées par les parents. » (Mme Brugnera, rapporteure) vs : « un haut potentiel intellectuel ne peut pas être diagnostiqué de manière probante chez un enfant avant l’âge de six ans » donc pas de situation propre malgré les présomptions (TA Strasbourg)
« Les familles souhaitant utiliser une méthode pédagogique que les établissements de leur académie n’offrent pas peuvent invoquer le quatrième motif » (Mme Brugnera, rapporteure) vs « le souhait de mettre en place une méthode pédagogique particulière n’est pas, en elle-même, de nature à établir l’existence d’une situation propre à l’enfant. » TA Montreuil
Cette interdiction, pour se faire discrète, est allée crescendo par le biais de nos institutions qui n’ont pas su résister aux pressions gouvernementales pour protéger une liberté fondamentale. Nous dénonçons un dysfonctionnement démocratique, puisque nous en arrivons peu à peu à l’interdiction de pratiques qui ne nuisent pourtant aucunement à la société, bien au contraire : tous les sondages le montrent, le choix des familles repose principalement sur le souhait d’offrir aux enfants une vie plus douce, et respectueuse de leur rythme.
On ne devrait pas pouvoir considérer, a priori, comme un acquis devant être contredit juridiquement, que le fait pour un enfant de 2 ans et demi d’être propulsé dans une classe de 30 élèves en manque chronique de moyens est forcément conforme à son intérêt supérieur, ni que les résultats pédagogiques, ou d’inclusion, de l’Éducation nationale soient tellement reluisants qu’elle bénéficie d’une telle présomption.
C’est pourtant ce qu’affirment invariablement et péremptoirement les académies aux familles : »L’école saura faire face ».
Nous nous interrogeons sur la légitimité d’une institution qui n’est plus capable de se remettre en cause, ni de supporter la contradiction, et qui contraint faute de convaincre.
Nous laisserons le mot de la fin à Monsieur Darmanin, qui affirmait sur Europe 1 en avril 2022 au sujet de ce principe de mise sous autorisation de l’instruction en famille : « on a respecté un principe fondamental qui était celui demandé par la constitution, qui était de laisser aux parents le choix de l’instruction de leurs enfants, on n’est pas une société totalitaire » (ci-dessous à 4’48) :
Au vu des taux de refus, et de l’absence totale de choix laissée aux familles dans les faits (voir quelques extraits de décisions récentes ci-dessous), que faut-il en conclure ?
Nous demandons le retrait de ces dispositions.
Nous vous saurions gré de bien vouloir faire remonter nos observations et inquiétudes lors des prochains débats.
Nous vous prions d’agréer, Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur, nos salutations respectueuses,
Association LED’A